Les parts de tarte

Les tartes de mon enfance devaient être coupées en parts égales

J’ai vécu mon enfance au travers du prisme guerrier que la vie est une jungle et qu’il faut se battre pour obtenir ce que l’on souhaite. Seconde d’une famille de cinq enfants et entourée de trois frères, il m’a été donné de développer très rapidement un instinct de survie si je voulais trouver ma place au sein d’une famille nombreuse.

La maison était grande mais comme souvent dans les vieilles demeures, aussi charmantes et magnifiques soient-elles, elle était dotée de peu de pièces. Les chambres étaient immenses mais il n’y en avait que trois pour cinq enfants, dont deux commandées. La chambre convoitée était celle au-dessus de la cuisine, car elle était indépendante avec un petit lavabo. Autant dire, qu’avoir une chambre à soi et fermée était donc un immense privilège et que nous avions hâte de voir les uns et les autres partir de la maison pour pouvoir investir les lieux.

En tant que fille ainée, j’ai eu assez rapidement ma chambre indépendante mais cela ne m’a pas empêchée de partir rapidement de la maison vers mes 15 ans, car j’étouffais de la vie de famille nombreuse, j’étouffais de la vie à la campagne, je rêvais déjà de bitume, de talons qui claquent sur les pavés, de pouvoir rentrer à la maison à pieds et de passer devant des cafés en me baladant.

Qui a vécu au sein d’une famille nombreuse sait reconnaitre ses pairs grâce aux nombreux codes et expériences communes inhérentes à cette configuration. A moins d’avoir des parents dotés de moyens financiers très importants, nous avons tous eu à porter dans notre prime jeunesse les pulls tricotés de la grand-mère, les vêtements trop petits des ainés ou des cousins récupérés aux fêtes de famille, les bottes en caoutchouc, les K-WAY qui vont de famille en famille.

Au-delà des habits, jouets ou livres qui étaient rarement neufs, les souvenirs communs sont plus généralement liés à la bouffe et aux grandes tablées. Car manger quand on est nombreux et que les tables ne font pas moins de 7 couverts matin, midi et soir, est un défi. Vous développez très tôt un sentiment de justice aigüe quant à une répartition équitable des aliments, et je me souviens comme si c’était hier, quand venait le moment de couper les tartes aux pommes ou au citron de maman, que papa était scruté à la loupe pour vérifier qu’il coupait bien des parts strictement égales. J’ai considéré assez vite que pouvoir acheter des yaourts par quatre, des tablettes de chocolat à l’unité, des paquets de gâteaux pour le goûter, ou des plats déjà préparés, relevaient d’’un luxe et d’un raffinement inouïs. Les boîtes de chocolat que nous offraient notre grand-père à Noël faisaient rarement plus de quelques jours, et quand mon père, assez tôt je crois me souvenir, s’est mis à nous offrir à titre individuel un petit ballotin de chocolats ou une plaque de chocolat blanc d’un chocolatier de renom, le tout emballé dans du papier journal (sa marque de fabrique), c’était un des premiers cadeaux qui partait directement au secret dans notre chambre et c’était à qui le terminerait en dernier.

Qui ne se souvient pas des fameux yaourts aromatisés achetés en pack de 16, où les parfums ananas ou fruits exotiques que personne ne voulait finissaient toujours par se périmer au frigo, des carafes d’eau à remplir deux / trois fois à table au point de préférer se passer de boire plutôt que d’être celui qui la terminerait, des pots de confiture de coing qui venaient toujours d’endroits inconnus au stock inépuisable, des gâteaux secs avec des inscriptions dessus vendus dans des grands sacs de 2 ou 3 kilos (nous les appelions entre nous des biscuits de chien), des plaques de chocolat vendues par 5 sous blister généralement au lait, soufflées au riz ou noisette dont une barre par goûter finissait entre deux morceaux de pain.

Quand on vit nombreux sous le même toit, il faut savoir mettre la main à la pâte, et était collé au frigo par un aimant le calendrier des corvées journalières par enfant : qui le couvert, qui la vaisselle, qui le balai, qui le linge à suspendre, qui les mauvais herbes à arracher.

Au sein d’une famille nombreuse, on devient donc vite débrouillard, car il est hors de question de « manger son pain dans l’oisiveté ». Vous apprenez très vite à travailler l’été pour gagner votre argent de poche, à garder vos frères et sœurs, à savoir préparer un diner, à repasser son linge.

L’amour était présent mais au sein d’une famille comme la mienne, les témoignages d’affection ne sont jamais exacerbés, nos peines restent pudiques, les larmes relèvent de la sphère intime. Je ne me souviens pas que nous puissions nous autoriser à sortir de table en claquant la porte, à hurler notre colère, à parler de façon impromptue ou à dire tout ce qui nous passait par la tête. Littérature, culture, musique nous étaient proposées en abondance mais les considérations strictement liées à notre âge ou à notre génération étaient peu comprises.

Les mots de devoir, sacrifice, efforts étaient assez récurrents au point de se demander pourquoi faire tant d’enfants si cela procurait autant de contraintes quotidiennes et d’oubli de soi.

Il me semblait toutefois que mes parents menaient la vie qu’ils souhaitaient, ils sortaient et recevaient beaucoup, pendant que je ne rêvais que d’une seule chose : partir.

Car point de Tanguy chez nous. Avoir 18 ans et son permis de conduire, étaient le saint graal de la liberté. Maman, étant elle-même issue d’une famille encore plus nombreuse, avait cette qualité énorme de comprendre notre soif d’indépendance. Elle nous prêtait donc facilement sa voiture avec le plein.

Si je remonte ainsi le fil de mon enfance au travers de ce qui pouvait m’animer intérieurement, je pense ne pas me tromper en disant que mes premiers souvenirs, qui n’ont jamais cessé d’ailleurs de conduire ma vie, sont liés à une volonté farouche de bannir de mon mode de vie les mots de sacrifice et de devoir. La maturité a depuis conféré à ces mots un sens différent et hautement plus noble, mais je les percevais alors comme quelque chose de subi et qui, par ricochet, pesaient lourdement sur les enfants que nous étions. Je vivais donc comme une grande fierté personnelle le fait de réussir brillamment mes études car chaque année scolaire emportée haut la main me rapprochait inexorablement de la possibilité de choisir ma vie et d’aspirer à vivre comme je l’entendais.

Cet état d’esprit m’a conféré une certaine dureté qui me rendait imperméable aux échecs et tergiversations de mes congénères. Sous un certain angle d’esprit, je voyais la vie peuplée d’objectifs à atteindre et de moyens à choisir pour y parvenir : un cap, un chemin et on s’y tient, sans se plaindre.

L’émotion exprimée, et les grands sentiments larmoyants, étaient ainsi relégués au rang des personnes fragiles, car les plus grandes joies et plus grandes peines sont celles qui sont vécues à l’intérieur de son intimité, une question de dignité et de force me semblait-il.

J’ai donc traversé les années de ma jeunesse la fleur au fusil, non pas de façon tonitruante car telle n’était pas ma nature, mais avec pugnacité et volonté, avec un grand souci de justice, de grandeur, de vérité et d’authenticité.

Mais j’étais au fond sans le savoir issue d’un milieu privilégié et protégé, où ce qui me semblait être un carcan de règles strictes dans le cadre d’une religion catholique parfois pesante, a construit les fondations de notre solidité, de notre équilibre, de notre force.

Je ne connaissais pas la dureté du monde réel, ses angoisses, ses peurs, ses tourments, autrement que par les livres, le échanges familiaux, toutes les choses qui peuvent nous salir, nous abimer, nous faire chavirer.

Je pensais qu’en faisant les bons choix, je serais préservée des échecs matériels et humains. Mais la vie est infiniment plus complexe et elle a pris quelques plaisirs à venir faire chanceler ce qui me semblait définitivement acquis.

Mêmes partagées en parts égales, les parts de tarte n’ont pas les mêmes saveurs chez chacun et il m’a fallu expérimenter comment survivre en terrain miné.

J’avais appris à pêcher. Il me fallait apprendre à savoir savourer le produit de ma pêche et à incarner ma vie intérieure.

Ce combat n’était pas le mien. Je devais désormais vivre la Confiance et m’appuyer sur les autres.

C’était le début des plus belles rencontres de ma vie.

1 réponse
  1. Gustave
    Gustave dit :

    Chère Elvire, faut il voir dans ces deux nouvelles ( celle ci et les grains de raisins) un lien et plus précisément un contraste saisissant entre deux modèles de vie et d’éducation?
    C’est magnifiquement écrit, drôle et touchant. la morale de l’histoire serait elle une troisième nouvelle? Je vous lirai avec délectation. Gustave

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