La partition intérieure de Réginald Gaillard

« Pourquoi nous faut-il endurer la trivialité et l’ennui du quotidien alors que, je le sais, je le sais parce que je le sens, vous suivre ne saurait être se conformer à ce banal enchaînement d’habitudes du corps, autant que de la parole, vite usées par le temps des hommes. Faire chair avec le temps du Christ, qui n’a ni passé ni futur, qui n’est que présent ou infini, ce qui est peut-être la même chose, n’advient que le temps d’une fulgurance poétique ou mystique, brefs instants de lucidité où tout semble simple et possible. (…) Ils ne mesuraient pas la légèreté ou l’insouciance qui les plaçaient, à leur insu, dans un esprit mortifère. Peut-être est-ce cela la vraie mort : lorsque l’esprit n’est plus vigilant. »

Les critiques sur ce livre, avant même sa sortie, ont été si dithyrambiques, qu’il me semble difficile aujourd’hui de pouvoir rajouter ma pierre à l’édifice.

« Un récit attachant comme une prière », « un premier roman qui rend superbement hommage à Bernanos », « un roman lumineux », « une écriture limpide et poétique », « un roman profond, érudit, à l’architecture maîtrisée, au style impeccable et délicieusement suranné », « un roman de feu bernanosien », « un roman revivifiant », « premier roman d’un classicisme lumineux », « quête spirituelle », « journal d’un curé de campagne », « roman qui nous fait toucher du doigt les forces telluriques qui nous agitent tous », « ovni littéraire de la rentrée », « un trésor littéraire de la rentrée »…

Que dire de ce roman sans utiliser les termes maintes fois usités de foi, prêtre, Bernanos et campagne ? Que rajouter à trésor ou ovni littéraire de la rentrée si ce n’est les remplacer par pépite, curiosité, unique en son genre, pavé dans la mare, livre rare à notre époque ?

Comment retranscrire écriture lumineuse et poétique, classique et impeccable sans paraphraser ou utiliser des tournures de phrase différentes ?

Honnêtement, je ne sais pas trop et j’ai légèrement le vertige de la page blanche, me sentant un peu démunie face à ce livre vis à vis duquel la sortie de quelques niaiseries ou propos abscons risquerait de le dénaturer.

Ce livre, c’est l’histoire d’un prêtre qui revient, en 2012, sur les quarante années passées dans ce petit village du Jura, Courlaoux, après des débuts prometteurs, et a priori plus gratifiants, au sein de belles paroisses parisiennes, et qui nous révèle, au travers de deux figures marquantes, Jan le compositeur néerlandais reclus en quête de l’œuvre musicale de sa vie, et Charlotte, âme simple et étrange, errant dans les cimetières, ce qui fut sa plus grande aventure spirituelle.

Tout ce qui a été dit, et dont j’ai prélevé quelques phrases, est vrai et je referme ce livre totalement conquise, sous le charme, avec un grand sentiment de bonheur littéraire, à la fois d’écriture et de fond.

Si ce n’est qu’à bien y réfléchir, si je partage certes, comme vous l’aurez compris, ces critiques dont il fut étonnant qu’elles ne s’accordassent pas à reconnaître la qualité littéraire de l’ouvrage et son inscription dans le sillage d’auteurs qui nous ont précédés, elles ne me semblent qu’effleurer la quintessence de ce livre qui, en 2017, est bien un ovni littéraire.

Deux mots sont peu apparus dans les critiques et constituent pourtant le titre du livre : partition intérieure. Je vais donc parler de cela, car à mes humbles yeux qui s’efforcent de s’écarquiller sans cesse pour lire au-delà des mots ce que l’auteur nous offre, il me semble que le cœur du livre, son âme, sa substantifique moelle, ce sur quoi les personnages prennent leur épaisseur et leur sens pour nous interpeller au-delà de leur histoire personnelle, se situe dans ces deux mots.

La partition intérieure c’est cette voix interne, cette musicalité intime qui dicte le rythme de nos vies, pour peu que nous la laissions s’exprimer et que nous lui prêtions un peu l’oreille. Que nous cherchions à tout prix à en retranscrire la beauté à travers une œuvre artistique, tel un trésor précieux qui aspire à être offert au monde, ou que nous la vivions dans notre chair, sobrement ou sans retenue au point de sembler marginal à la face de la terre, tout est question de partition intérieure, ou autrement dit, de liberté intérieure.

Etre à l’écoute de sa partition intérieure est un combat. Elle peut se déchainer en cacophonie au point de vouloir l’étouffer ou aboutir à une magnifique symphonie, elle peut résonner plus humblement en douce mélodie ou se mêler aux chants célestes, entremêlant des silences, des dies irae de supplication ou des prières intenses. Certaines âmes, riches de leur partition intérieure, détiennent ce don éblouissant de pouvoir révéler aux autres, presque malgré eux, leurs êtres profonds, faire jaillir ce qui a été enfoui ou faire rayonner ce qui peine à s’exprimer.

Charlotte, marginale aux yeux des hommes et sainte aux yeux de Dieu, joue sa partition intérieure avec l’éclat de celle qui perçoit l’invisible, dans un unisson si parfait que son baptême nocturne, par immersion dans les eaux d’une rivière, est un des plus beaux passages du livre. Elle donnera sens à la foi du prêtre, elle donnera corps aux partitions déchues de Jan en les offrant en testament d’amour à la femme de toute sa vie.

Réginald Gaillard appartient à cette catégorie d’écrivains, trop rares aujourd’hui, qui ont cette conscience aigue, apaisée ou tourmentée, assumée ou en quête, et cette humilité, de percevoir que l’homme, et la création au sein de laquelle il s’inscrit, entrent dans ce Mystère sans lequel nous ne serions que des coquilles vides, ballotés tels des fétus de paille, ce Mystère qui donne de la valeur à chacun, qui fait percevoir de la douceur là où il y a rudesse, qui rend purs des actes pouvant être jugés insensés,  et qui bien qu’Impalpable, même dans le silence,  Il demeure.

 

Réginald Gaillard, né en 1972, est le co-fondateur de la revue NUNC et des éditions de Corlevour. Il a déjà publié trois recueils de poésies dont : L’attente de la tour (2013) et L’échelle invisible (2015), parus chez Ad Solem. La partition intérieure est son premier roman.

3 réponses
  1. Gustave
    Gustave dit :

    « Certaines âmes, riches de leur partition intérieure, détiennent ce don éblouissant de pouvoir révéler aux autres, presque malgré eux, leurs êtres profonds, faire jaillir ce qui a été enfoui ou faire rayonner ce qui peine à s’exprimer. » Elvire Debord

    Je n’aurais pas su l’ecrire, mais j’aurais adoré pouvoir retranscrire avec ces mots ce que vous avez été pour moi….

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