La vie, la guerre et puis rien d’Oriana Fallaci

« Depuis que je suis au monde on me rebat les oreilles avec le drapeau, la patrie ; au nom de ces sublimes sottises, on m’impose le culte de tuer, d’être tuée, et personne ne m’a encore dit pourquoi tuer pour voler est un péché, tandis que tuer avec un uniforme sur le dos est glorieux. (…)

Ces monstres qui ne savent pas qu’ils sont des monstres, et qui portent peut-être au cou une petite croix, des médailles de la Vierge, et qui ont dans leur poche la photographie de leurs vieux parents, et si on leur parle entre quatre yeux, ils vous tirent des larmes, ils vous prônent la pureté de leur idéal, et puis un matin de mars, un matin ensoleillé, ils sautent dans leurs hélicoptères avec leurs petites croix, leurs médailles, leur idéal, leur présomption de civilisation, et ils tuent presque six cents personnes, sans épargner les femmes enceintes, les vieillards et les enfants, « parce que c’était les ordres. »

Un homme, Inchallah, La vie, la guerre et puis rien …  Chacun de ces trois livres est une claque.

Mais que dire de ces romans sans parler de la femme, Oriana Fallaci (1929 – 2006), qui est toute entière dans chacune de ces pages.

Très controversée à la fin de sa vie en raison de propos contre l’islam tenus après les attentats du 11 septembre qui n’eurent pas l’heur de plaire à certains pans médiatiques et intellectuels, elle n’en demeure pas moins une femme largement reconnue et prisée tout au long de sa vie pour ses talents exceptionnels de reporter de guerre et d’écrivain, et pour la qualité de ses interviews auprès de célébrités et d’hommes d’Etat du monde entier.

Personnellement, je ne la connaissais pas : décalage de génération, ignorance impardonnable, manque d’intérêt, peu importe. Mon seul regret est que j’aurais pu acheter tous ses bouquins quand la plupart était encore dans les rayonnages, malheureusement, certains ne sont plus réédités et introuvables (à date) chez les bouquinistes (auprès de qui j’ai cherché). C’est par Un Homme que je suis entrée dans son monde, sur les recommandations d’une amie, et ce fut une telle révélation littéraire et intellectuelle que je me suis empressée de lire tous ceux que j’ai pu dégoter. Je dis bien « son monde » à escient, car Oriana c’est un condensé très intense de journalisme, de reporter, d’écrivain, d’essayiste, de philosophie dans son acception première, d’engagement politique, d’humanité et que sais-je encore. Intellectuellement et spirituellement, nous pourrions tout à la fois n’être d’accord sur rien et pourtant en harmonie sur tout, et peut-être est-ce ce qui me la rend si magnétique, si sympathique en somme. Son terrain de prédilection : la guerre, les figures de résistance, les héros, tous ceux qui luttent, ne se laissent pas anesthésier, défendent leurs droits, leur territoire. Oriana Fallaci ne regarde pas cela de loin, elle va au front, parmi ceux qui se battent, souffrent, luttent, au détriment de sa propre vie et sécurité, et retranscrit le tout dans ses livres en questionnant l’absurde de la vie, des décisions politiques, des horreurs légitimées par la guerre, la nature humaine. Au fond, elle retrace la grande Histoire à travers la petite, avec des partis pris qui évoluent, s’adaptent au gré des vies individuelles enserrées dans un tout qui les dépasse et les contraint à se surpasser ou s’abaisser.

Correspondante de guerre au Viêt-Nam, elle tire de son journal et des échanges qu’elle obtient avec les soldats de tout bord, son livre La vie, la guerre et puis rien, sorti en 1969. C’est d’ailleurs à la question « qu’est-ce-que la vie ? » qu’elle tente de répondre en se heurtant de plein fouet aux combats, aux déversements de napalm, aux tirs nourris de mortiers et de bombes en tout genre, en interrogeant les Viêt-Cong, les Vietminh, les Sud-Vietnamiens, les Américains, les journalistes présents. Tout devient absurde quand sous sa plume elle soulève l’incohérence du génie humain qui peut tout à la fois opérer à cœur ouvert à l’autre bout du monde et en tuer des millions d’autres en toute impunité au même moment, aller sur la lune et concevoir des armes de génie qui tuent avec une précision parfaite. Ce même homme auquel elle voudrait croire, sans Dieu, mais qui ne cesse de la désespérer, de la questionner, de la réveiller, capable de tant d’héroïsme et de tant d’horreurs, si indifférents dans nos mondes occidentaux et si abimés ailleurs.

Il est certain que ses livres ne peuvent laisser de marbre, créent la polémique ou le débat tout du moins, s’il est encore possible de nos jours sans anathème préfabriqué. Il y a une soif d’absolu dans ses livres, celui de vouloir croire en l’homme à tout prix, au point d’en désespérer ou d’en mourir. Elle bataille à tenter de défendre un homme sans Dieu, peu importe la cause. Défendre ses idéaux face à ce qui considéré comme une oppression est en elle-même à travers ses yeux une cause noble, et les frontières entre les bons et des méchants sont loin d’être aussi définies que celles auxquelles il faudrait spontanément adhérer. Peut-être est-ce au fond ce que j’aime le plus chez elle : elle ne défend pas des causes mais des vies qui se battent pour des causes. A bien y réfléchir, j’aurais aimé lui dire que ce qui est absurde, c’est justement l’homme sans Dieu, l’homme qui croit en l’homme mais sans l’Homme. Je ne lui parlerai jamais malheureusement et pourtant j’aurais adoré la rencontrer.

A lire, à relire, à découvrir.

3 réponses
  1. Dom-Dom
    Dom-Dom dit :

    La violence rencontrée sur les champs de guerre, où tant d’innocents trouvent la mort, montre combien l’homme sait perdre raison pour des motifs trop souvent absurdes.Mais cela ne doit pas faire oublier la violence de l’ordinaire: un mot, un regard, un geste, qui eux aussi peuvent tuer.
    DA

    Répondre
  2. ht
    ht dit :

    Je peux témoigner de la fascination qu’exerce Oriana sur elvire, qui dévore ses livres et les chronique avec une joie (et un talent ) perceptible.
    Vous aussi Elvire débordez de qualités, la première d’entre elle étant de découvrir celle des autres…

    Répondre
    • Prune
      Prune dit :

      La lecture d’ « un homme » a transformé définitivement ma façon de penser, et comprendre que vivre avec les différences d’opinion est la voie

      Répondre

Répondre

Se joindre à la discussion ?
Vous êtes libre de contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *