Suerte de Claude Lucas

L’exclusion volontaire

« La prison la première fois est une épreuve étrange, en vérité : c’est l’épreuve même de l’étrangeté. L’emprisonnement est une épreuve aride et solitaire qui fait brutalement découvrir qu’on n’est rien, c’est-à-dire, étant un être humain de qui est niée l’humanité, moins que rien, fondamentalement. La monstruosité de la prison ne tient pas, sauf cas extrêmes dans les pays de dictature ou du tiers-monde à ses conditions matérielles, fussent-elles scandaleuses comme elles l’étaient en France avant les révoltes de 1974 : elle tient au fait qu’on met le prisonnier face à son propre néant. Le supporter sans broncher requiert une certaine habitude. Le subir à quinze ans laisse des traces. (…) Ce monde est sans pitié, par bêtise, ignorance, préjugé, cuistrerie et manque d’indignation, voilà mon verdict. Mais plutôt que de m’en indigner et de dénoncer des responsabilités particulières, j’ai préféré subsumer les causes du scandale dans la catégorie métaphysique de l’absurde. Avoir père et mère n’est déjà pas en soi un antidote à l’absurdité de l’existence ; n’ayant ni l’un ni l’autre, trouver du sens au monde relevait de la gageure. »

Fiction autobiographique publiée en 1995, ce livre est exceptionnel à plus d’un titre. Exceptionnel par sa qualité littéraire, exceptionnel par sa force du témoignage, exceptionnel par son analyse du système carcéral, exceptionnel en raison de son auteur dont les propos non complaisants sont tout à la fois lucides, cyniques et d’une intelligence d’une rare acuité.

Son éditeur ne s’y est pas trompé en publiant ce récit dont il reconnait lui-même en post face qu’ils sont nombreux tout ceux qui ne parviennent pas à s’intégrer dans notre système prétendument démocratique, rejetés pour ne pas correspondre au bon profil social. L’exclusion volontaire est d’abord celle de ne pas vouloir se plier aux règles d’un ordre qui n’est pas reconnu, une rébellion contre une société méprisée et jugée absurde, un rejet de nos lois, de nos faux-semblants, de nos injustices, de notre fausse morale à géométrie variable.

Claude Lucas ne se considérait pas de ce monde. Admirable aurait-il pu être ailleurs, il a choisi d’en être ici le pire représentant, non comme une excuse qui justifierait ses crimes ou délits, mais une conséquence inévitable d’une vie qui lui semble si absurde dans toutes ses dimensions qu’en déborder lui semble le seul moyen de pouvoir la rendre plus vivante.

Aucune complaisance dans cet ouvrage envers lui-même. Le sentiment au fond d’avoir une liberté conditionnée malgré lui, à dépendre de causes extérieures qui telles une lame de fond vous font prendre des chemins de traverse qui vous conduisent vers des ornières de façon inévitable sans pouvoir réussir à les dépasser.

Pour réduire la durée d’une peine, le système judiciaire offrait des remises de peine en fonction des diplômes obtenus. C’est à la philosophie et à la théologie que Claude Lucas s’est attelé, lui offrant une vision étonnamment métaphysique de la condition humaine au sein de la vie carcérale. Dans ce cloaque de vie qui est la sienne, en prison comme au dehors, cette passion pour la philosophie et la théologie, Lévinas en particulier, lui permet de réfléchir sur cette lancinante question qui traverse tout cet ouvrage : au nom de quelle morale l’enfermement se justifie-t-elle ? la privation de liberté doit-elle être uniquement rationnelle et utilitaire, ou se doit-elle d’être aussi éthique, où l’autre est un « prochain » au sens surnaturel du terme ?

Claude Lucas tente d’y répondre, à l’aune de sa propre expérience et par le biais de sa réflexion personnelle, ce qui rend ce livre à la fois bouleversant et passionnant.

Il se sentait déjà en prison dans le monde « normal », il s’y est jeté volontairement, jouant le jeu jusqu’au bout, sa culpabilité sur le dos, sa réflexion en étendard et sa ténacité en bandoulière.

2 réponses
  1. LEA
    LEA dit :

    Suite à des bêtises de soi-même ou aux aveuglements d’une époque, en prison ou au fin fond d’un lieu non choisi, de L’Archipel du Goulag de Soljénitsine à Un long chemin vers la liberté de Nelson Mandela, la littérature carcérale est un genre à part entière qui comporte des œuvres parmi les plus célèbres au monde. Songeons à Mein Kampf, à La nuit obscure ou à Don Quichotte. Comme un moine dans sa cellule ou une mère de famille dans le silence de son cœur au milieu de ses activités, la prison ne pourrait-elle pas être une invitation – contrainte et forcée – à une vie intérieure, et, pourquoi pas, à une conversion ? Pour autant, si Jacques Fesch et André Levet peuvent être des témoins bouleversants, comme si la prison reposait sur une vision philanthropique, ne serait-elle pas moins un temps de pénitence qu’un moyen d’éliminer sans les exécuter les personnes jugées les plus dangereuses ? Mais encore, du Masque de fer au Camp de Guantánamo, ces images ne troublent-elles pas l’appréhension de la réalité de la prison ?

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