Il n’y a qu’un seul droit de l’homme de Hannah Arendt

« Aucun paradoxe de la vie politique contemporaine n’est empreint d’une ironie plus amère que cette divergence entre les efforts d’idéalistes bien intentionnés, qui persistent à présenter les droits comme des droits de l’homme inaliénables dont ne jouissent pourtant que les citoyens des pays les plus prospères et les plus civilisés, et la situation réelle des personnes privées de leurs droits qui s’est, elle, continuellement détériorée, à tel point que le camp d’internement , qui ne constituait avant-guerre qu’une menace exceptionnelle pour les apatrides, devienne une solution routinière au problème du séjour des personnes déplacées. (…) L’apatridie dans des proportions massives a de fait placé les nations du monde face à la question aussi inévitable que troublante de savoir s’il y a vraiment « des droits de l’homme » inconditionnels, autrement dit des droits qui sont indépendants de tout statut politique particulier et qui découlent du simple fait d’être humain. »

Ce recueil, édité en 2021, regroupe un texte inédit d’Hannah Arendt dans sa version originale de 1949 « Il n’y a qu’un seul droit de l’homme », lui-même précédé d’un texte intitulé « Nous réfugiés » de 1943.  Longuement préfacés par Emmanuel Alloa, ces deux textes d’Hannah Arendt qui témoignent du sort politique des juifs devenus apatrides, nous mettent face à cette aporie issue de la notion de droits de l’homme et du citoyen, telle que déclarée et développée dans les diverses conventions nationales ou internationales.  

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Le chant du genévrier de Regina Scheer

« Voilà vingt-cinq ans que Marchandel, ce village isolé sur la langue glaciaire de la moraine terminale de Malchin, fait partie de ma vie. Avant cela, je n’y avais jamais mis les pieds. C’est pourtant là que mes parents se sont rencontrés et mon frère Ian, je l’ai toujours su, est né au château de Marchandel. Or Ian a quatorze ans de plus que moi et, à ma naissance en 1960, ma famille habitait déjà à Berlin depuis longtemps. Notre grand-mère, restée à Marchandel, mourut peu après, nous n’avions donc plus de raison de rester au village. C’est du moins ce que je croyais. (…) Dans nos séminaires de bas allemand, nous avions analysé et interprété le conte du genévrier, je n’avais pourtant jamais fait le rapprochement avec le village de mon frère et de cette grand-mère que je n’avais pas connue. »

Autant il est fréquent de trouver des livres sur la seconde guerre mondiale, autant il est plus rare d’en lire sur la RDA, à tout le moins à travers des romans couvrant la fin de la guerre jusqu’à la chute du mur de Berlin et des mois qui ont suivi. C’est donc sans surprise que ce livre ait remporté un vif succès à sa sortie, peut-être parce qu’il fait œuvre de mémoire pour tous ceux à qui cette période semble presque étrangère ou trop lointaine, peut-être aussi parce qu’il fait la lumière sur tout un pan de l’histoire d’un pays qui coupé en deux pendant des dizaines d’années, a quasiment ignoré le sort de ses compatriotes de l’autre côté du mur.

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Vivarium de Tanguy Viel

« C’est une expérience bien triste quand, se réjouissant de présenter un ami à un autre, il ne se passe entre eux qu’indifférence polie. La relation de Chasles, si utile en mathématiques, ne semble en rien valoir en amitié : AB+BC produit rarement AC. Persister à le croire provient de ce rêve d’élargir à tous crins une communauté sans bords dont l’axiome, ouvert sur l’humanité entière, ne serait autre que « les amis de mes amis sont mes amis ». Au lieu de cela, il nous faut bien constater que le mystère de l’amitié relève de l’étrange vibration qui nous tient sous la coupe d’une séduction mutuelle, hors de toute loi objective, hors surtout de trop d’élargissement. Et c’est là que le bât blesse : à placer ainsi l’amitié sous le joug opaque d’un mystère privé, à la mythifier de cette complicité magnétique qui abrite deux êtres, la voilà qui se sanctuarise, se plaçant à l’écart de toute fraternité générale. »

Ne plus écrire, se répéter à l’envi ou trouver des sources d’inspirations différentes, telles sont les questions auxquelles se confronte Tanguy Viel dans ce nouvel opus qui telle une césure dans la longue lignée de ses précédents romans, donne une nouvelle coloration à son œuvre.

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Je rentrerai avant la nuit de Sophie Barut

« Comme j’aimerais savoir répondre à toutes les questions que nous posent les enfants, savoir leur dire qu’il est parfois difficile de comprendre pourquoi le mal est permis par Dieu, de comprendre quelle est la valeur de la liberté humaine, combien il faut faire confiance en Dieu, toujours, quoiqu’il arrive, et que le bonheur ne réside pas dans l’absence des épreuves mais dans la façon dont les vivons. Comme j’aimerais aussi leur faire comprendre que ce n’est pas grave de pas avoir toutes les réponses : nous les aurons un jour, le jour où nous serons auprès de Celui qui a instauré cette règle du jeu. En attendant ce jour, nous avons tout en main pour vivre la partie avec entrain. Comme j’aimerais leur transmettre ma conviction intime, leur dire que pour tenir à travers tout, ils devront puiser à la Source, et que je n’ai rien d’autre à leur proposer comme « carburant » pour avancer dans la vie sinon la prière, les sacrements, les lectures spirituelles. Comme je voudrais leur dire : « Bien sûr quantité de moyens humains sont à prendre en compte dans une existence : il faut apprendre à se connaître soi-même, à connaître l’autre, à se faire des amis, à faire des efforts dans le travail, à pratiquer un sport, un art ou que sais-je encore ? Mais, les enfants je ne veux pas vous mentir : sans une relation vivante et personnelle avec notre Créateur, moi, votre maman, je ne serais arrivée à rien. »

Quelle bouffée d’oxygène, quel condensé d’Espérance, quel témoignage incroyable sur la force de l’amour et de l’Amour que ce livre qui tel un journal de bord retrace les étapes de vie de ce couple dans l’épreuve face au handicap.

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Ton absence n’est que ténèbres de Jon Kalman Stefansson

« Tiens-moi, serre-moi, ne me lâche jamais, et mon amour, quand tu me regardes, tu vois qui je suis en réalité. Le trajet avait duré sept heures. Il faut sept heures pour passer d’une vie à l’autre. Dieu a créé le monde en six jours, et il a béni le septième. Tout événement important doit par conséquent advenir sept fois. Dis je t’aime sept fois, sinon l’amour ne survit pas. Et il faut sept heure pour se fuir soi-même. (…) Ils ont connu le bonheur, puis ils l’ont sacrifié et Eirikur est né dans un trou noir dans l’âme. Parce qu’ils ont trahi, parce qu’il ne leur a pas été donné de vivre ensemble, parce qu’ils n’ont pas osé, pas eu le droit, parce que Svana n’a pas eu le courage de tout sacrifier pour l’amour. On doit toujours choisir de deux choses l’une, mais qu’importe celle que vous choisissez, cela créera toujours un trou noir quelque part. »

Cher Jon, je peux vous appeler Jon après avoir passé presque 600 pages en votre compagnie, des heures volées à la nuit, des heures reprises à l’aube. Il est possible je crois de dire qu’après tant d’instants si denses et si émouvants vécus à travers la magie des écritures qui nous parviennent de si loin, d’un pays où le froid et la lumière ne manqueraient pas ici de me faire sentir si fragile, des ponts s’élèvent entre les êtres qui vibrent d’un même unisson. Vos mots sont musique, sont poésie, sont passion et nous aimerions tous je crois être l’auteur ou l’acteur d’un tel récit, ou l’amie de l’auteur, ou l’amante de l’acteur. Que sais-je et peu importe au fond.

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Rosa Bonheur, sa vie, son œuvre par Anna Klumpke

« Après avoir été une fervente admiratrice de Rosa Bonheur, les circonstances de ma vie, et quelque secret destin sans doute, m’ont rendue la compagne de ses derniers jours, et la confidente de ses suprêmes pensées. Par là j’ai contracté le pieux devoir de faire connaître, d’après ses propres récits, la vie de la femme illustre que je n’ai cessé de pleurer. Sa carrière fut longue et bien remplie; un rayon de gloire l’illumina, et le jour funeste qui en marqua le terme fut déploré dans sa patrie, aussi bien que par delà les frontières et les océans, par tous ceux qui ont eu le culte de la nature, de l’art et de la beauté. Du moins, son souvenir n’est il pas près de s’éteindre : les belles œuvres qu’elle a laissées et qu’une admiration unanime a répandues un peu sur tous les continents, lui sont un sûr garant de vivre dans la mémoire de la postérité. »

Si vos pas vous conduisent un jour vers Fontainebleau, que vous entrez dans le petit hameau de By-Thomery, vous tomberez sur le ravissant château de By qui fut la demeure acquise par Rosa Bonheur en 1859, à la suite de la vente du célèbre tableau Le marché aux chevaux. Elle y vivra les quarante dernières années de sa vie, lieu qu’elle léguera à sa « fille » de cœur, l’artiste portraitiste américaine, Anna Klumpke qui se consacrera à faire vivre la mémoire de Rosa Bonheur qui, de renommée internationale de son vivant, tombera peu ou prou dans l’oubli dans les années 50. Ce château, acquis en 2017 par des particuliers, est depuis ouvert au public et ses propriétaires œuvrent pour la protection de ses collections, dont beaucoup d’œuvres d’Anna Klumpke, et la réhabilitation de ce lieu de mémoire absolument charmant.

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Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa

« Ces précautions verbales correspondaient très bien à ses sentiments personnels à l’égard de la passion raisonnée de Tancrède mais l’irritaient parce qu’elles le fatiguaient ; elles n’étaient d’ailleurs qu’un échantillon des cent détours de langage et de maintien qu’il était obligé d’inventer ; il repensait avec regret à la situation d’un an auparavant quand il disait tout ce qui lui passait par la tête, certain que n’importe quelle sottise serait acceptée comme parole d’évangile, et n’importe quel manque d’à-propos comme insouciance princière. Lorsqu’il prenait la voie du regret du passé, dans ses pires moments de mauvaise humeur il descendait très bas sur cette pente dangereuse. (…) Ce qu’avait prédit le Jésuite se confirmait (la vente des biens de l’Eglise) mais n’était-ce pas une bonne tactique que de s’insérer dans le nouveau mouvement et de le diriger, du moins en partie, en faveur de quelques individus de sa classe ? »

Paru en 1958 à titre posthume, Giuseppe Tomasi di Lampudesa s’est inspiré dans Le Guépard de son arrière-grand-père pour créer le personnage célèbre de Don Fabrizio Corbera, Prince de Salina.

Ce livre, véritable chef d’œuvre et grand classique de la littérature italienne, porté à l’écran en 1963 dans le célèbre film de Visconti avec Alain Delon et Claudia Cardinale, connut un grand succès à sa sortie et reçut le prix Strega, un des plus prestigieux prix littéraires en Italie.

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Suerte de Claude Lucas

L’exclusion volontaire

« La prison la première fois est une épreuve étrange, en vérité : c’est l’épreuve même de l’étrangeté. L’emprisonnement est une épreuve aride et solitaire qui fait brutalement découvrir qu’on n’est rien, c’est-à-dire, étant un être humain de qui est niée l’humanité, moins que rien, fondamentalement. La monstruosité de la prison ne tient pas, sauf cas extrêmes dans les pays de dictature ou du tiers-monde à ses conditions matérielles, fussent-elles scandaleuses comme elles l’étaient en France avant les révoltes de 1974 : elle tient au fait qu’on met le prisonnier face à son propre néant. Le supporter sans broncher requiert une certaine habitude. Le subir à quinze ans laisse des traces. (…) Ce monde est sans pitié, par bêtise, ignorance, préjugé, cuistrerie et manque d’indignation, voilà mon verdict. Mais plutôt que de m’en indigner et de dénoncer des responsabilités particulières, j’ai préféré subsumer les causes du scandale dans la catégorie métaphysique de l’absurde. Avoir père et mère n’est déjà pas en soi un antidote à l’absurdité de l’existence ; n’ayant ni l’un ni l’autre, trouver du sens au monde relevait de la gageure. »

Fiction autobiographique publiée en 1995, ce livre est exceptionnel à plus d’un titre. Exceptionnel par sa qualité littéraire, exceptionnel par sa force du témoignage, exceptionnel par son analyse du système carcéral, exceptionnel en raison de son auteur dont les propos non complaisants sont tout à la fois lucides, cyniques et d’une intelligence d’une rare acuité.

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Lilas noir de Reinhard Kaiser-Mühlecker

« Ferdinand s’agenouilla devant la sépulture. tout à coup, il fondit en larmes, et en même temps des rires le soulevèrent, il fut ébranlé par une force qui puisait à de telles profondeurs dans ses entrailles qu’elle en perdait toute dimension physique. Ce soudain afflux d’émotions le laissait désemparé. Et cependant il le comprenait, comme il l’avait déjà compris un peu plus tôt, quand il se tenait derrière la maison. Le bonheur d’avoir retrouvé son père, et la douleur de l’avoir à jamais perdu, cet enchaînement peu naturel, c’était cela qui le remuait. »

Il est de bon aloi dans certains milieux de ne trouver que peu d’intérêt à la littérature contemporaine, et en particulier au roman dont il est vrai que le fond ou la forme souffrent bien souvent d’un manque de tenue, de densité, d’universalité, de qualités somme toute qui ont permis l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler un classique.

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La vie, la guerre et puis rien d’Oriana Fallaci

« Depuis que je suis au monde on me rebat les oreilles avec le drapeau, la patrie ; au nom de ces sublimes sottises, on m’impose le culte de tuer, d’être tuée, et personne ne m’a encore dit pourquoi tuer pour voler est un péché, tandis que tuer avec un uniforme sur le dos est glorieux. (…)

Ces monstres qui ne savent pas qu’ils sont des monstres, et qui portent peut-être au cou une petite croix, des médailles de la Vierge, et qui ont dans leur poche la photographie de leurs vieux parents, et si on leur parle entre quatre yeux, ils vous tirent des larmes, ils vous prônent la pureté de leur idéal, et puis un matin de mars, un matin ensoleillé, ils sautent dans leurs hélicoptères avec leurs petites croix, leurs médailles, leur idéal, leur présomption de civilisation, et ils tuent presque six cents personnes, sans épargner les femmes enceintes, les vieillards et les enfants, « parce que c’était les ordres. »

Un homme, Inchallah, La vie, la guerre et puis rien …  Chacun de ces trois livres est une claque.

Mais que dire de ces romans sans parler de la femme, Oriana Fallaci (1929 – 2006), qui est toute entière dans chacune de ces pages.

Très controversée à la fin de sa vie en raison de propos contre l’islam tenus après les attentats du 11 septembre qui n’eurent pas l’heur de plaire à certains pans médiatiques et intellectuels, elle n’en demeure pas moins une femme largement reconnue et prisée tout au long de sa vie pour ses talents exceptionnels de reporter de guerre et d’écrivain, et pour la qualité de ses interviews auprès de célébrités et d’hommes d’Etat du monde entier.

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