Les marais de Dominique Rolin
« Il chercha sa mère des yeux : elle était frêle et si sombre qu’elle se confondait avec les rideaux pesants de la fenêtre. Elle ressemblait à un oiseau effrayé. Ses yeux étaient remplis d’angoisse. Alban se demandait depuis combien d’années sa mère vivait dans l’angoisse. (…) Il fut saisi d’un petit sarcasme intérieur à l’idée que c’était elle, ce pauvre oiseau chétif, qui l’avait créé, lui, Alban ; (…) Elle avait chétivement créé des enfants froids et forts. (…) M. Tord avait saisi le fouet qui se trouvait sur son bureau et il le fit claquer trois fois sur les jambes de son fils ; Alban s’écroula sur le parquet. (…) M. Tord balbutia : j’ai toujours fait le bien. Je ne suis pas récompensé ; vous me faites du mal, mes enfants, beaucoup de mal ! (…) Moi, moi, j’ai mis au monde ces pauvres enfants imbéciles ! »
Une femme écrivain, si chère à mon cœur à travers ses mots, a cité tout récemment sur facebook le nom de plusieurs grandes femmes, de grandes femmes de lettres notamment, « assurément toutes différentes entre elles mais qui toutes permettent de mieux lire l’humanité dans son entièreté, et la variété de ses nuances. Avec la lucidité la plus extrême. »
Dans cette liste, il y avait Colette Nys-Mazure (cf. mon précédent billet) et il y avait Dominique Rolin, à laquelle était accolé un roman-culte, Les marais.
Dominique Rolin a une bibliographie très abondante, qui fut à de nombreuses reprises primée, mais j’avoue humblement n’avoir jamais lu une seule de ses lignes, voire même totalement ignoré son existence. Un des avantages de ce blog et d’écrire ces billets, est notamment de devoir me rancarder un minimum sur les livres et les auteurs dont je parle, ce qui, certes me demande davantage de travail que de les lire rapidement et d’en fournir un simple résumé, mais me permet aussi de combler quelques (immenses …) lacunes littéraires et de porter un regard plus approfondi sur les ouvrages qui partagent mes nuits ou mes trajets en métro.
Faute de temps, il ne m’est pas possible de lire l’intégralité de leurs œuvres pour en donner une vision complète, ce qui n’est d’ailleurs pas l’objet de ce blog, je me limite donc à en donner un bref aperçu à travers un ouvrage en particulier, tout en espérant à chaque fois ne pas en limiter la portée ou cantonner son auteur à ce que je peux ressentir à travers ce temps singulier de lecture qui s’inscrit à un moment particulier de ma propre vie.
Les Marais fut écrit à 26 ans, publié quelques années plus tard en 1942, et ce livre la consacra dans le milieu littéraire parisien. Jean Cocteau et Max Jacob, à qui ce livre fut adressé, furent si enthousiastes à sa lecture, que d’instinct ils l’attribuèrent à un homme. Max Jacob lui écrira : « Monsieur, vous avez compris la beauté de la création… Ce qui ne descend pas du ciel n’y remonte pas. Votre livre descend du ciel jusqu’à notre enfer et remonte comme Notre-Seigneur est remonté des limbes ; il traine à sa suite toute la méchanceté sournoise des hommes, leur orgueil et leur animalité. »
Dans une lettre fictive que Dominique Rolin s’écrit à elle-même en 1991, et qui figure dans la préface de ce livre, nous pouvons lire « dès cette époque la dualité de ta nature se révèle avec autant d’assurance que de candeur, somnambulique d’un côté et de l’autre cruellement intransigeante. Pas de nuance dans ta façon affreuse et quasi comique de concevoir une réalité faite à tes mesures. (…) Le seul reproche que je pourrai te faire, c’est la terreur génétique t’empêchant de croire à l’éventualité de l’amour, à la souveraineté d l’amour. Ton manque d’expérience est la meilleure excuse. »
J’ai lu cette lettre avant de commencer le livre, j’en ai été intriguée.
J’ai relu cette lettre après avoir achevé le roman, et j’ai compris.
Il faut certainement connaître les grands pans de la vie de Dominique Rolin pour comprendre que la description de cette famille oppressante, sous l’emprise d’un père autoritaire, où les libertés et rêves individuels sont brisés avec férocité ce qui les conduit, malgré eux, à reproduire les mêmes destins à la génération suivante, n’est pas sans faire écho à sa propre enfance, voire même à son premier mariage. Son jeune âge, qui pourtant ne se décèle pas dans une écriture extrêmement maitrisée et d’une grande qualité littéraire, explique probablement que les portraits des personnages soient essentiellement brossés à travers leur psychologie crue, leur physique, leurs pensées fantasmagoriques, sans qu’une tentative ne soit ébauchée de comprendre ce qui a pu les conduire à être ainsi. Incapables d’aimer ou de montrer le moindre geste d’amour qui ne soit pas sali par quelques pensées obscures, les personnages finiraient presque par apparaître comme des monstres quasi irréels.
La cruauté, la méchanceté, la laideur, l’indifférence ou la haine qui circulent entre les membres de cette famille qui vivent sous le même toit, soit comme des étrangers qui se tolèrent, ou au contraire des miroirs qui se perçoivent si bien que le moindre contact ou regard en devient insupportable, m’ont placée parmi les lecteurs qui terminent le roman avec un étrange sentiment de malaise.
Je n’y ai vu aucune rédemption possible, aucune échappatoire et même ceux qui ont tenté de fuir ont fini par revenir au bercail, reproduisant à leur tour ce qu’ils avaient tant honni.
Que dire donc de ce roman dont les personnages sont si peu attachants, quoique fascinants par certains égards, qui inspirent si souvent de la répulsion, et notamment ce père épouvantable fouettant ses enfants dans son bureau devant sa femme terrorisée et les autres frères et sœurs, indifférents par habitude, ou le fils ainé prenant plus tard un plaisir sadique à faire souffrir sa fiancée, figure sans tâche de l’amour gratuit.
Difficile vraiment de me prononcer car je ne me souviens pas d’un livre récent qui m’ait procuré une telle sensation de mal être. Peut-être est-ce dû à cette immersion sans préalable dans cette famille où se mélangent perversité et folie, ce sentiment terrifiant que chaque membre de cette famille oscille sur une corde raide dont on ne sait vraiment de quel côté elle va pencher, tout en imaginant le pire. Ou peut-être est-ce l’idée sous-jacente qu’il serait impossible de contrer un tel destin marqué par une enfance privée d’amour (cette terreur génétique), je ne saurais réellement le dire.
Que ce livre devienne culte ne me semble cependant pas surprenant car il y a du génie à mettre ainsi en exergue la nature humaine dans ce qu’elle a de plus noir et de plus irréel. Au même âge, peut-être aurais-je été aussi dure que Dominique Rolin dans la vision de ses personnages au moment où ils sont sortis de sa plume. Avec quelques années de plus, j’aimerais trouver davantage la lumière qui jaillit de leurs failles.
Cela étant, je reconnais que cette impression est toute personnelle, et que le livre est admirablement écrit, ne m’ôtant en rien, bien au contraire, le désir de poursuivre la découverte de l’œuvre littéraire et postérieure de Dominique Rolin, dont la vie semble digne d’un roman si je me fie aux grandes lignes que j’ai pu lire ici et ailleurs.
Dominique Rolin, (1913 – 2012) est un écrivain d’origine belge. Auteur prolifique, « Les marais » est son premier roman publié aux éditions Denoël en 1942 et qui lance sa carrière littéraire, lui permettant de s’installer définitivement à Paris à la fin de la guerre. Elle publie par la suite de manière soutenue un roman tous les deux ans et reçoit le prix Femina en 1952 pour « Le Souffle ». Elle est également élue en 1988 à l’Académie Royale de Belgique, où elle succède à Marguerite Yourcenar en qualité de membre étranger, ayant adopté la nationalité française. Elle a publié près d’une quarantaine d’ouvrages et le Grand Prix Thyde Monnier de la Société des gens de lettres pour l’ensemble de son œuvre lui est décerné en 1991.
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