Triste tigre de Neige Sinno

« Il disait qu’il m’aimait. Il disait que c’est pour pouvoir exprimer cet amour qu’il me faisait ce qu’il me faisait, il disait que son souhait le plus cher était que je l’aime en retour. Il disait que s’il avait commencé à s’approcher de moi de cette manière, à me toucher, me caresser c’est parce qu’il avait besoin d’un contact plus étroit avec moi, parce que je refusais de me montrer douce, parce que je ne lui disais pas que je l’aimais. Ensuite, il me punissait de mon indifférence à son égard par des actes sexuels. »

Encore un livre sur l’inceste me direz-vous. Certes ! ce sujet nous inonde, dégouline des pages littéraires, et font bien souvent les prix et les succès d’hier et d’aujourd’hui. Et pourtant, il serait dommage de passer à côté de cet ouvrage qui vous saisit par le côté ciselé et extrêmement distancié, quoique personnel, avec lequel Neige Sinno saisit le lecteur. Nous ne sommes pas voyeurs, mais plutôt un juré de cour d’assises convié à saisir dans un temps très court, celui de la lecture, un pan de vie, où divers protagonistes sont victimes, bourreaux, parfois eux-mêmes victimes, le tout dans un cadre fermé où pourtant ni les proches, ni même la mère, n’ont réussi à déceler le moindre indice d’alerte.

Il faut du recul pour écrire un tel livre où la victime est aussi écrivain, où la plume n’a aucune vertu thérapeutique mais bien celle de dire, d’interroger, de nous saisir sur la notion de déni, d’aveuglement, de silence, sur la vie d’avant, pendant, et celle d’après.

Si certaines scènes sont crues, elles ne le sont pas gratuitement, ou du moins elles viennent par effet de contraste illustrer les questions que le lecteur se pose, expliciter les méandres psychologiques de l’abuseur, son attitude au procès, la sidération de la famille, du public.

Neige Sinno n’élude aucun thème, que ce soit celui du consentement, de la séduction, du poids de la littérature dans ce domaine, de l’amour, de la vie sexuelle après, de la culpabilité, de la honte, de la nécessité de porter plainte, de l’importance du jugement, de l’authenticité du témoignage, voire même de la mémoire, mais tout est passé à la moulinette de la réflexion partagée, dans une grande sincérité qui interpelle.

Nous ne sommes pas otages du récit. Je dirais même que nous sommes presque comme immergés dans une discussion ouverte, à bâton rompu, comme si chaque petit chapitre était la réponse à une question posée. Comment était ton violeur ? comment était-il perçu ? étais-tu bonne élève ? en as-tu voulu à ta mère ? comment as-tu réagi au procès ? qu’as-tu ressenti en entendant les témoins dresser un portrait laudatif de ton beau-père ? si tu n’as rien dit, peut-on dire que tu étais consentante ? quelle image de soi transportes-tu adulte ?

Autant de questions voilées qui s’égrènent au fil des pages, pour former un livre puissant répondant à cette interpellation lucide et forte :  

« Un procès public pour une affaire de viol sur mineur, ça semble indécent, c’est comme laver sa culotte devant tout le monde. Pourtant, quand on considère l’ampleur des chiffres des violences intrafamiliales, on se demande ce que signifie encore cette notion de vie privée alors qu’il s’agit en réalité d’un crime systémique commis dans le secret de centaines de milliers de familles. Ce linge sale, cette ignominie, ce n’est pas la mienne, c’est la nôtre, elle est à nous tous. »

2 réponses
  1. Ht
    Ht dit :

    Magnifique billet sur un sujet privé devenant public. Ecrit avec conviction, pudeur et force pour que cessent pareils agissements?

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