L’enragé de Sorj Chalandon

« Mon père buvait, ma mère s’était enfuie pour mieux que nous. Je vivais chez des vieux dans une ferme au milieux des champs. A l’école, j’apprenais des chiffres qui ne me servaient à rien. Le nom de pays où je n’irais jamais. L’instituteur nous parlait de morale. C’était quoi la morale? Laisser le bouillon à un enfant et garder la viande pour soi ? Que faisait-elle pour moi, la morale ? Et l’instruction civique? Et le « tu aimeras ton prochain comme toi-même », psalmodié par notre curé, j’en faisais quoi ? Il me déteste mon prochain. »

Ouvrir un livre de Sorj Chalandon n’est jamais un geste anodin ou qui laisse indifférent. Il est de ces écrivains qui ne sont pas seulement des conteurs ou de simples romanciers, mais qui soulèvent des lames de fond émotionnelles, vous retournent les tripes, vous tiraillent l’esprit, vous transpercent, vous transportent. Sorj Chalandon ne se caractérise pas par une densité des pages, ses livres n’étant pas spécialement des pavés, mais par une densité des mots qui d’emblée vous immergent dans un lieu, une époque, une famille. Lire ses romans, c’est accepter d’entrer dans la réalité et la dureté d’une vie, se laisser imprégner par une musicalité qui lui est propre, sans concession.

L’enragé n’y fait pas exception, plongés, sommes-nous, immédiatement en 1932, en plein cœur de la colonie pénitentiaire pour mineurs de Belle-Ile-en-Mer. « Colonie », sémantique qui ferait presque sourire, si ce n’était l’horreur décrite de ces lieux, véritables antichambres du bagne, où maltraitance, torture, violence, abus en tout genre, sont le quotidien de centaines de jeunes mineurs qui bien souvent n’ont pas commis d’autre crimes que d’être orphelins ou abandonnés.

En 1934, cinquante-six gamins, profitant d’une révolte envers leurs surveillants, réussirent à s’enfuir. Tous furent retrouvés avec la complicité des habitants de l’île (20 francs, telle était la récompense…) sauf un. De cette histoire vraie, Sorj Chalandon nourrit son roman autour de cette figure qui de victime martyrisée deviendra le symbole de la rédemption, grâce à un homme, un seul.

Ce livre est poignant. De la première à la dernière page, il est impossible de ne pas frémir à l’unisson des souffrances endurées par ces gamins, de ne pas espérer contre tout espérance l’arrivée de la figure du salut qui viendra changer un destin. Elle se présente dans des sphères qui sont chères à Sorj Chalandon : les travailleurs, les gens du peuple, ceux qui luttent contre les pouvoirs en place et dont les liens se tissent par un combat commun, les causes perdues, le travail partagé. Ici sur cette île, ce sont les pêcheurs. Magnifique symbolique que cet enfant repêché qui a tout perdu et n’a plus rien à perdre, enfermé sur une île dont on ne peut s’enfuir et dont le destin lui réserve une fin qui ne peut être qu’héroïque à l’échelle de son humanité.

2 réponses
  1. Anonyme
    Anonyme dit :

    Qui n’a pas, à un moment ou un autre, ressenti un sentiment d’abandon. Il est alors terrible de constater combien l’autre est loin et presque indifférent: un geste, une parole, un sourire, une écoute … rien. Et lorsqu’il s’agit d’enfants, si beaux et si fragiles, le contact avec la violence, sous des formes toujours horribles, est insoutenable.
    Reste l’espérance d’une rencontre.
    DA

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