La nuit des choses de Marie-Hélène Gauthier
« Elle revenait inlassablement à cette interrogation reconduite, de la disparition progressive d’un homme empressé, entreprenant, qui s’était lancée dans une telle conquête, accumulant les lettres, les appels, les messages, entrant dans sa vie en grand coup de vent, l’occupant, l’encerclant, et qui avait dénoué les fils, sans clarté, sans disparaitre tout à fait, lui laissant le soin de porter les raisons de cela, d’en comprendre l’intention et le fait qu’on puisse envahir puis déserter sans jamais reconnaitre l’engagement ni la trahison. (…) Il lui fallait s’assurer d’une place, d’une intimité vraie, d’un attachement sincère, parce qu’elle ne désirait jamais remplacer quelqu’un, chasser un souvenir, une histoire, empiéter sur un passé qu’elle respectait, mais arriver pour elle-même, mettre sa main libre dans la main librement tendue d’un geste qui l’inviterait. »
Certains livres sont des chefs-d ’œuvres, d’autres des classiques, quelques-uns des pépites pour une poignée de lecteurs ou des coups de cœur pour des libraires, des livres de chevet ou des têtes de gondole. Le coup de foudre pour un livre ne s’explique pas, il n’est pas nécessairement rationnel, son origine ne se niche pas seulement dans une forme d’écriture, ou une histoire, dans son caractère universel ou sa moralité.
Il est du coup de foudre pour les livres comme du coup de foudre pour certains êtres : il s’impose et se pose là, comme une rencontre inattendue mais espérée, où les mots entrent dans une telle résonnance d’esprit et de méandres intérieurs qu’ils deviennent siens, se font nôtres, non par équipollence de fond mais par symbiose d’état d’âme.
La nuit des choses entre dans cette catégorie des livres presque inclassables, ni roman, ni essai, ni témoignage, ni fiction. Je ne saurais dire à quel registre il appartient, si ce n’est celui qui regroupe tous ceux qui ont une acuité et une sensibilité de la vie si pointues, si affinées, qu’ils vivent presque entre deux eaux, en apnée, dans une réalité presque imperceptible dans son entièreté par la multitude qui marche en marge de leur vérité, dans un brouillard de superficie qui prend la vie mais ne la redonne jamais.
La nuit des choses décrit les fragments d’une relation amoureuse qui en a tous les atours en apparence mais tait son nom dans les silences, les absences, les incompréhensions, une autre, des gestes et des mots galvaudés, abîmés, reniés. Une danse à deux où la différence de tempo et d’attentes cruelles et déçues viennent briser de l’intérieur une femme qui se noie de chercher à atteindre l’indicible, à déchiffrer l’insondable, réaliser qu’elle n’a pas suffi, comprendre ce qu’elle n’a pas perçu, les signaux contraires, les discours et les mots reniés, les loyautés bafouées.
Cet homme qui prend, glisse et passe laisse une femme brisée qui attend.
Ce livre est écrit dans une langue absolument somptueuse mais exigeante. Il faut accepter de s’asseoir dans une barque déposée sur une mer en mouvement permanent, et de se laisser mener au gré des ressacs et des marées, jusqu’à échouer délicatement sur une plage déserte de sables fins qui viennent s’égrener délicatement entre les doigts comme pour témoigner que la vie continue malgré tout dans une intimité inviolable et inviolée.
Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay-aux-Roses, agrégée de philosophie, maitre de conférences en philosophie antique et en esthétique littéraire, Marie-Hélène GAUTHIER est l’auteur notamment de La poéthique. Paul Gadenne, Henri Thomas, Georges Perros (Éd. du Sandre, 2011).
Le coup de foudre ne s’explique pas. L’extrait de ce livre m’a immédiatement séduit, son commentaire me terrasse par sa fluidité, sa justesse. Bravo elvire