L’homme du ressentiment de Max Scheler

« C’est à la suite d’un conflit intérieur d’une violence particulière qui met aux prises d’une part la rancune, la haine, l’envie, etc… et leurs modes d’expression, de l’autre l’impuissance, que ces sentiments prennent forme de ressentiment. (…) Il va de soi que le ressentiment ne peut déterminer que le faux jugement de valeur et les actes qui en découlent. (…) Dès là que l’homme du ressentiment ne parvient plus à justifier, à comprendre, à réaliser son être et sa vie, en fonction des valeurs positives ; dès là qu’une faiblesse, une peur, une angoisse l’empêche de se rendre maitre de ces choses ou de ces qualités, insensiblement, son sens des valeurs met tout en œuvre pour venir décréter que « tout cela n’est rien ». Par cette sublime vengeance, le ressentiment joue véritablement un rôle de créateur dans l’histoire des jugements moraux et des systèmes de morale. »

L’homme du ressentiment, c’est cet homme qui, par la force conjuguée de l’envie, du désir, de la haine, de la rancune, de la jalousie ou de la vengeance, et de son impuissance (physique, sociale, morale, intellectuelle, etc..) à pouvoir les assouvir, les exprimer ou les transcender, va entretenir un certain nombre d’émotions de nature à provoquer une déformation plus ou moins permanente du sens des valeurs et de sa faculté de jugement.

Au sein d’une société, plus les lieux de « décharge » de ces ressentiments sont restreints, plus les processus de refoulement sont violents. Autrement dit, plus les institutions telles que par exemple les tribunaux, lieux de justice, les organes de presse, lieux de liberté d’expression,  les parlements, lieu de représentation du peuple, sont défaillants ou ne remplissent plus leur rôle ; plus il existe une distorsion entre des droits affichés et une réalité effective, plus les mécanismes de ressentiment opèrent entrainant, suivant les stades, des dépressions, des haines,  des renversements de valeur jusqu’à, dans sa forme ultime, créer de nouveaux systèmes de morale.

En ce sens, et en opposition à la thèse de Nietzsche pour qui la morale chrétienne est la fine fleur du ressentiment, Max Scheler soutient que le ressentiment est un des facteurs de renversement de l’ordre éternel dans la conscience humaine, la morale vraie fondée sur des valeurs et des principes obvies de hiérarchie que le génie moral s’est attaché à découvrir au cours de l’histoire. Il ne s’agit pas ici de simplement dénigrer la valeur objet du ressentiment, mais bien de la déprécier au point de la percevoir tout autrement, ce qui finit par altérer totalement le jugement sur laquelle elle est fondée. C’est ce que Max Scheler nomme le mensonge organique, qui fonctionne chaque fois que l’homme du ressentiment ne veut voir que ce qui sert son intérêt.

Ce livre édité la première fois en 1912, en réponse à La Généalogie de la Morale de Nietzsche, pourrait sembler totalement visionnaire tant, à travers la phénoménologie et la sociologie du ressentiment, il décrit avec une justesse troublante les mécanismes rhétoriques, psychologiques et moraux à l’œuvre de nos jours au sein de certains mouvements dits intellectuels, politiques ou associatifs. Le ressentiment, constituant la base légitime de toute pensée, pousse à un relativisme ayant force de loi, tend à rendre comme universelles les seules vérités admises subjectivement ou par une minorité et subordonne les valeurs de vie aux valeurs d’utilité.

Max Scheler renverse la théorie de Nietzsche, et subséquemment nous libère du ressentiment, en remettant l’Amour au cœur de la vie elle-même. L’Amour est par nature pur de ressentiment, en ce qu’il est don, gratuit, où Dieu est non seulement créateur mais créateur par amour, ce qui constitue l’essence de la morale chrétienne. Ainsi n’est-Il pas au service de la vie mais lui donne tout son sens, Il n’est pas humanitarisme mais charité. Les critiques nous rappelle-t-il qui peuvent peser sur la morale chrétienne sont souvent liées à ses manifestations dévoyées qui ont intégré modernisme, humanitarisme ou socialisme, notions bien éloignées de l’authentique vie spirituelle. Nietzsche n’y a pas échappé en faisant porter ses condamnations sur ces syncrétismes qu’il appelait morale.

Max Scheler, philosophe et sociologue allemand, à qui le futur pape Jean-Paul II consacré sa thèse en 1953, a concentré dans cet ouvrage l’essentiel de sa pensée. Cette nouvelle édition chez Bartillat nous offre l’occasion de se plonger dans le cœur de cet esprit brillant, fin et totalement actuel qui voyait déjà les symptômes de décadence au sein d’un monde bourgeois et progressiste.

Max Scheler (1874-1928) compte parmi les philosophes allemands les plus importants du XXe siècle. Marquée par Nietzsche, Dilthey et Husserl, sa pensée tente une synthèse originale de différents courants philosophiques. L’Homme du ressentiment est son ouvrage le plus célèbre.

3 réponses
  1. DA
    DA dit :

    Dans cet ensemble à la fois sensible, actuel et ô combien utile, il manque un mot ou plutôt une vertu pour que l’analyse soit une fleur parfaite: espérance,
    espérance malgré tout, contre tout, avec tout,
    vertu essentielle,
    don gratuit à tout baptisé.

    Répondre
  2. ht
    ht dit :

    Elvire sait encore nous surprendre, la philosophie maintenant, le ressentiment si présent dans nos vies magnifiquement et simplement expliqué à l’aune de toutes les restrictions subies. Un billet de pure intelligence…

    Répondre

Répondre

Se joindre à la discussion ?
Vous êtes libre de contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *