La nuit des béguines d’Aline Kiner

« En comptable attentive des causalités et des contingences, Ysabel sait cela : quelle que soit la petitesse de chacune de nos vies, elles relèvent toutes d’un vaste ensemble, les mouvements et les troubles de l’âme dépendent de ceux du monde, la violence ne s’arrête pas à ceux qu’elle vise, elle rebondit comme un caillou sur l’eau, dure et frappe, frappe encore, les peurs collectives s’amplifient des bassesses individuelles, les grandes ambitions se conjuguent aux plus médiocres. »

 Les béguines sont apparues à Liège à la fin du XIIème siècle avant de s’étendre rapidement en Europe. Elles ont constitué une des premières formes de vie religieuse non cloitrée, vivant dans de petites maisons individuelles regroupées autour d’une chapelle, d’un réfectoire, de salles communes, voire même d’un hôpital, formant un ensemble appelé béguinage. En 1264, le roi Saint Louis installa un béguinage dans le Marais, entre les actuelles rue Charlemagne, rue du Fauconnier et rue de l’Ave-Maria et adossé à l’enceinte de Philippe-Auguste, emplacement sur lequel se trouve aujourd’hui le lycée Charlemagne.

Grâce à la protection accordée par le Roi, ce béguinage put prospérer pendant près de deux cents ans, regroupant environ quatre cents femmes dirigées par une « maîtresse ».  En leur octroyant un véritable statut à mi-chemin entre la vie laïque et la vie religieuse, les béguines bénéficiaient de libertés et de privilèges leur permettant notamment de travailler à l’extérieur, de se déplacer librement, et d’entrer ou sortir librement du béguinage.

Une véritable mystique est née des béguines, et l’on doit à certaines d’entre elles des écrits qui inspirèrent écrivains, poètes ou théologiens. Je me dois à cet égard de citer Hadewijch d’Anvers, béguine du XIIIème siècle, qui laissa une œuvre abondante datant des environs de 1240 (cf. revue Nunc n°40 consacré à la mystique flamande).

Sous Philippe le Bel, en pleine période de procès en hérésie intentés contre les Templiers, ce statut particulier n’était pas sans éveiller crainte et jalousie du Roi et de l’Eglise, et le roman d’Aline Kiner s’ouvre sur le supplice de Marguerite Porete, béguine mystique de Valenciennes, brûlée vive en place de Grève au mois de juin 1310 pour avoir écrit, Le Miroir des âmes simples et anéanties.

Mêlant ainsi des figures réelles de l’Histoire avec des héroïnes romancées, Aline Kiner donne la parole aux béguines, faisant naitre sous nos yeux ce que pouvait être leur vie au Moyen-Age. Nous plongeons avec délectation dans la vie du béguinage, ces femmes indépendantes qui pouvaient être tout aussi bien issues de la noblesse que du peuple, soignantes ou commerçantes, lettrées pour la plupart, souvent veuves, dévotes, prêcheurs parfois, pouvant vivre en dehors du béguinage, véritable communauté jouissant d’une grande liberté mais qui n’était pas sans subir les soubresauts de son époque et la remise en cause fréquente de son statut.

Nous arpentons le Paris médiéval, la Seine en ébullition, ses quartiers délimités par confréries de métiers, nous découvrons ses odeurs, sa saleté et sa magnificence, le quartier universitaire de la Sorbonne, nous assistons aux conflits entre le Roi et la Papauté, à la condamnation des Templiers et la mort de Jacques de Molay, à la crainte maladive de l’hérésie.

Le livre est érudit, documenté, véritable roman historique mêlant intrigues, personnages hauts en couleur et faits réels, un régal pour les amoureux de l’époque médiévale et un très bel hommage rendu aux femmes.

Le statut des béguines fut aboli en 1317 par Clément V.

Aline Kiner, née en Moselle, vit aujourd’hui à Paris où elle est rédactrice en chef des hors-série du magazine Sciences et Avenir. Passionnée par l’histoire, elle a coordonné de nombreux dossiers consacrés au Moyen Âge. En 2004, elle publie La Cathédrale, livre de pierre aux Presses de la Renaissance. Aux éditions Liana Levi ont paru Le Jeu du pendu (2011), et  La Vie sur le fil (2014). La nuit des béguines est son dernier roman paru en août 2017.

 

 

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