Simone Weil de Christiane Rancé

Le courage de l’impossible

« Quand on est comme ça, que l’on conçoit toute sa vie devant soi et que l’on prend la résolution ferme et constante d’en faire quelque chose, (…) ce qu’un être humain peut vous faire de pire au monde c’est de vous infliger des souffrances qui brisent la vitalité et par conséquent la capacité de travail.  (…) Il importe d’être prêt à aimer le bien partout où il se manifeste, inconditionnellement et sans restriction, car partout où il y a du bien, il y a contact surnaturel avec Dieu. Je crois que cette pensée est la vérité. (…) La vérité, c’est que l’esclavage avilit l’homme jusqu’à s’en faire aimer ; que la liberté n’est précieuse qu’aux yeux de ceux qui la possèdent effectivement. Désirer la vérité, c’est désirer un contact avec la réalité ».

Chère Simone,

Vous lire et vous comprendre, c’est assurément passer quelques nuits, que dis-je, des jours à s’extirper de ses zones de confort pour atteindre et faire vibrer un degré supérieur de son intellect, tant les écarts apparents de pensées avec lesquelles vous semblez jongler avec tant d’aisance peuvent nous sembler incohérence.

Et pourtant, s’il y a bien un mot qui ne peut servir à vous décrire, c’est bien celui-ci. Rares sont les êtres dont on peut dire qu’ils ont su lier, avec une telle radicalité et dans un souci de cohérence parfaite, idées et vie, au point de s’astreindre à des extrémités ou des privations presque incompréhensibles au commun des mortels.

En cela, vous avez su déceler très tôt votre destin : la quête de la vérité. Et tout ce qui semblait à vos yeux entraver ce qui est devenu votre vocation, fut écarté au profit d’une attention perpétuelle, d’une capacité de discernement hors du commun, d’une hauteur de vue qui sont devenus la source de votre génie, de votre caractère singulier et inclassable.

Assurément, il est plus que probable que votre style de vie n’est pas de nature à faire rêver les jeunes filles et femmes de notre temps, mais ceci est sans importance au fond au regard de ce leg extraordinaire que vous nous avez transmis et qui à mes yeux tient en trois mots : vérité, liberté, radicalité.

Chercher le sens de notre existence sur le postulat que de tout bien jaillit la vérité et que de cette immanence se révèle la transcendance paraitrait presque une évidence quand on suit le fil de votre pensée, et pourtant quelle liberté intérieure, quelle absence de préjugés et d’a priori pour avoir une telle intuition et s’échapper ainsi des carcans auxquels notre condition, notre religion, notre sexe, notre époque nous conduisent.

Christiane Rancé, qui vous rend un si vibrant hommage, parle de vous ainsi : « Il y a chez elle la vision d’une grande unité humaine à l’intérieur de laquelle chaque civilisation a donné sa note de perfection absolue et insaisissable pour l’individu. Sa dialectique habituelle est de s’élever jusqu’à un point transcendant suffisamment éloigné pour permettre une vision simultanée, et non successive, des phénomènes. »

De la vérité à la Vérité il n’y a qu’un pas, et il n’est pas surprenant que vous fussiez un jour « saisie » pour reprendre vos termes. Votre besoin de lire le monde aurait pu trouver son aboutissement ici, votre quête aurait pu cesser et devenir contemplation. Mais si votre cœur a été touché, votre esprit génial ne pouvait s’arrêter en ce si bon chemin et il a continué sa quête en passant par les Grecs, les Romains, les Hébreux, le christianisme, les grands textes chinois et hindous, et tout autre lieu qui recèlent et portent sa part de vérité et de mystères et concourent à la Révélation dans le passé et présent.

Votre cœur, vos actions, vos idées iront toujours vers les opprimés, du prolétariat aux colonisés, des révolutionnaires espagnols aux victimes de la guerre. Bien qu’à chaque fois engagée corps et âme, votre esprit de liberté restera intact et toujours vous refuserez l’idée de vous soumettre à un parti, une idéologie, une institution, une étiquette qui enferme et prive de sa volonté propre.

Une soif d’absolu, une intensité de l’attente, qui a cherché à s’étancher dans l’abandon, l’ascèse, le travail, une empathie démesurée pour le malheur d’autrui, jusqu’au sein de l’Eglise au seuil de laquelle vous échouerez et vous fera écrire : « La mort, instant privilégié qui nous livrera la beauté du monde dans sa totale nudité. »

Simone Weil est décédée de tuberculose en 1943 : elle avait 34 ans.

 

 

5 réponses
  1. Dom-Dom
    Dom-Dom dit :

    Quel beau texte, ou plutôt quelle belle lettre. J’avais Simone au tel voici quelques minutes ! Elle me disait sa joie, car sa pensée profonde ressort bien de ton texte.
    Sa vie de vérité est aussi en vérité.

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  2. Anonyme
    Anonyme dit :

    Bouleversant, puissant, profond. On sent que Simone s’incarne en vous. De la vérité à la Vérité, telle semble être votre quête, également.

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